HA ! HA ! - cie maguy marin re-création 2017
création de Maguy Marin
interprétation 2017 Ulises Alvarez, Laura Frigato, Françoise Leick, Louise Mariotte, Cathy Polo, Ennio Sammarco, Marcelo Sepulveda
lumières Alexandre Béneteaud
Répétition sur le grand plateau. La compagnie recrée, plutôt que reprend, ce spectacle joué en 2006. Les sept interprètes tel un orchestre de chambre, font face à leurs pupitres et leurs partitions.
En 2006, ils se trouvaient à droite de la scène. Sur le plateau, une quarantaine de mannequins s’écroulaient les uns après les autres au cours du spectacle. Le rire indifférent de ceux-ci, l’inexorable extermination de ceux-là. Un contraste cru, violent, exprimant une rage inouïe, nécessaire, volontairement explicite.
Aujourd’hui, les sept interprètes, toujours assis devant leurs pupitres, font face aux spectateurs, à l’avant-scène du plateau. Dans la nudité de ce nouveau dispositif, la partition, donnée en oratorio, s’offre comme objet de pure écoute. Elle investit sous nos yeux les corps des interprètes agités, secoués, convulsés jusqu’aux organes, dans un flux de cascades ininterrompues, une virtuose acrobatie respiratoire et vocale.
Crise de rire, au sortir d’un repas. Situation saisie au fil de ce qui s’apparente à un dialogue de théâtre. Ces convives anonymes pourraient être n’importe qui, n’importe où. Chacun y va de sa blague, son anecdote, son petit commentaire personnel. Banalités, phrases toutes faites, sorties convenues, véritable monceau de boniment social que le rire syncope, entrecoupe, brise, saccade, créant un mouvement rythmique tout en commencements et reprises, levées et chutes, équilibres et déséquilibres.
Des figures prennent vie grâce à l’extrême précision des nuances tonales et musicales du dialogue, aux motifs exigeants, construits selon des principes de répétition et de surprise, de motifs et de contrepieds. Gloussement collectif piano ; éclat de rire forte subito ; hilarité collective adagettio ; bel canto d’une soliste soprane entonnant une histoire à toto ; soutien en quintolet d’un duo de basses ricaneuses ; reprise en ponctuation d’un trio d’alti, parfaitement synchrones.
Cette richesse stylistique se met ici au service d’un pur effet de réel. La façon caractéristique dont les voix se déposent sur le silence offre une retranscription rigoureusement fidèle du quotidien, avec ses heurts, ses indécisions, ses échos. Le dépouillement de cette recréation fait apparaître avec plus de force encore l’étude minutieuse de ces règles et mécanismes rythmiques/musicaux, cette anti-mélodie des choses dont les sonorités insidieuses prendraient alors le contresens du concept de Rilke, et que nous n’écoutons plus pour l’entendre trop, tout le temps, partout.
Ha ! Ha ! renvoie à ces effets de mimétismes mélodiques qui fabriquent le totalitarisme subtil de nos sociétés, donnant à percevoir la dynamique active des oppressions contenues dans la musique même de nos modes d’échanges contemporains. Si la « grande mélodie » de Rilke est celle de l’univers tout entier perçu comme unique symphonie, chant universel, mélodie-lien, qui permet aux hommes de se comprendre et de se retrouver, la partition de Ha ! Ha ! retranscrit au contraire l’air trivial de nos petites lâchetés ordinaires, la doucereuse cadence d’une société qui n’encourage en définitive qu’à la rupture, en étouffant savamment, dans la gorge même qui l’aurait vu naître, toute affirmation de lien, tout signe d’attachement.
Berceuse écœurante, parfaitement identifiable au demeurant, que se joue le groupe humain dans la plus pure trivialité quotidienne, et dans laquelle il est acquis que toute tentative d’empathie, de sincérité, de révolte, créerait dissonance. Chacun se doit par conséquent d’emblée de censurer toute disharmonie, par l’effet sournois d’une forme de bienséance harmonique, qui menace implicitement celui qui ne s’y plie pas de se voir devenir lui-même objet du ridicule. Car il ne serait rien de plus honteux, dans cet orchestre, que d’être celui qui joue faux ; et dans ce groupe, il faut être de ceux qui rient, de crainte de subir l’humiliation dernière d’être celui dont on se moque.
Mais ce rire, hélas, ne connaît plus même l’impertinence de la moquerie, la joie du trait irrespectueux qui faisait encore lien entre le rieur et son sujet. Ce rire a coupé toute attache. Ce n’est même plus un rire lourd, un rire gras. L’homme, la chute, la souffrance, la mort ne l’amusent plus ; ils l’indiffèrent absolument. C’est un rire cannibale, autophage, qui s’est avalé lui-même. Un rire aussi détaché de son sujet que de son propre objet. Un rire qui ne sait même plus qu’il rit.
coproduction Festival Montpellier Danse 2006 / Le Théâtre de la Ville de Paris / Centre chorégraphique national de Rillieux-la-Pape/Cie Maguy Marin